Stratégie patrimoniale et abus de droit fiscal

>> L’habileté fiscale d’un chef d’entreprise et de ses conseillers se heurte notamment à la requalification de l’opération en abus de droit

>> L’apport de titres avec soulte et la réduction de capital non motivée par des pertes montrent qu’il s’agit bien souvent de chemins escarpés

 

L’optimisation fiscale fait partie des principales motivations qui conduisent un chef d’entreprise à consulter ses conseils. Cette recherche de la voie fiscale la plus favorable est un impératif dans le cadre de l’obligation de conseil (1), c’est aussi une liberté reconnue par la jurisprudence (2).

Toutefois, cette liberté de choix, d’autant plus grande que le contribuable ou son conseil font preuve d’habileté fiscale (3), connaît deux limites, parfois difficiles à cerner : le risque d’acte anormal de gestion ou, pire encore compte tenu des sanctions qui s’y attachent, la requalification de l’opération en abus de droit. Deux techniques répandues (l’apport de titres avec soulte et la réduction de capital non motivée par des pertes) permettent d’éclairer cette fragile frontière entre l’usage intelligent du droit et l’abus d’intelligence.

 

L’APPORT DE TITRES AVEC SOULTE

L’apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés bénéficie depuis le 14 novembre

2012, date d’application de la troisième loi de Finances rectificative de 2012, du régime du sursis ou de celui du report. Le contribuable se trouve alternativement placé dans l’une ou l’autre de ces situations selon qu’il contrôle ou non la société bénéficiaire de l’apport. En cas de non-contrôle, la plus-value est placée en sursis d’imposition ; en cas de contrôle, la plus-value est placée en report.

 

Imposition différée.

Sursis ou report, dans les deux cas, l’imposition est différée. Dans les deux cas également, le dispositif prévoit que lorsque l’apport est réalisé avec une soulte, l’imposition de la plus-value est différée si la soulte est inférieure à 10 % de la valeur nominale des titres émis pour rémunérer l’apport. Ainsi, un apport portant sur un montant de un million d’euros pourra être rémunéré par l’émission de titres à hauteur de 910.000 euros et par l’octroi d’une soulte de 90.000 euros. L’imposition de la soulte suit l’imposition de la plus-value en report. Ainsi, c’est bien l’intégralité de la plus-value, soulte incluse, qui se trouve être différé d’imposition.

Percevoir une soulte en numéraire de 10 % de l’apport sans acquitter lors de l’échange le moindre prélèvement (ni impôts, ni prélèvements sociaux) a permis à certains auteurs de qualifier la soulte de « pépite fiscale »… Il n’en fallait pas moins pour faire réagir l’administration !

 

Conditions de l’administration.

Dans ses commentaires publiés le 2 juillet 2015 sur l’article 150-0 B ter relatif à l’apport en report, l’administration apporte une précision au regard de la soulte libellée en ces termes (4) :

« Lorsque la condition relative à l’importance de la soulte est remplie (soulte reçue inférieure à 10 % de la valeur nominale des titres reçus), la plus-value constatée lors de l’opération d’apport est placée en report d’imposition, y compris en ce qui concerne le montant de la soulte reçue qui n’est donc pas imposé immédiatement. Toutefois, l’administration a toujours la possibilité, dans le cadre de la procédure de l’abus de droit fiscal prévue à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF), notamment d’imposer la soulte reçue s’il s’avère que cette opération ne présente pas d’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport et qu’elle est uniquement motivée par la volonté de l’apporteur d’appréhender une somme d’argent en franchise immédiate d’impôt et d’échapper ainsi notamment à l’imposition de distributions du fait de ce désinvestissement. »

L’administration considère donc qu’il convient de remplir deux conditions pour que la procédure de l’abus de droit fiscal soit engagée : l’opération ne présente pas d’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport et celle-ci est motivé uniquement par la volonté d’appréhender une somme d’argent en franchise immédiate d’impôt.

La première condition semble superfétatoire : on ne voit pas comment l’opération peut présenter le moindre intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport… La soulte a pour objet de permettre une modification du nombre de titres émis afin d’atteindre une répartition du capital différente de ce qui aurait pu être en l’absence de soulte.

 

Exemples.

Imaginons que deux chefs d’entreprise (M. Jean et M. Aymar) souhaitent s’associer, à parts égales, en apportant les titres qu’ils détiennent à une nouvelle société qui deviendra la holding (la SAS Jean-Aymar) de leurs sociétés actuelles. Si, par miracle, la société de M. Jean vaut 1.000 et celle de M. Aymar vaut également 1.000, alors la société Jean-Aymar sera bien détenue par ses deux associés à parts égales. Mais si la société de M. Aymar ne vaut que 950, il conviendra que M. Jean apporte ses titres pour 1.000 mais ne reçoive en échange que 950 en titres et 50 en numéraire. La soulte de 50 a permis d’équilibrer les apports respectifs de M. Jean et de M. Aymar de telle sorte que chacun reçoive effectivement la valeur de son apport tout en conservant l’objectif d’une répartition égalitaire des apports.

D’autres exemples peuvent être trouvés lorsqu’un associé souhaite disposer d’une minorité de blocage ou d’une participation supérieure à tel ou tel seuil, justifiant ainsi la mise en place d’une soulte. Cette justification – économique pour les associés – « ne présente pas d’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport » pour laquelle il est bien indifférent de savoir si Jean aura le même nombre de parts qu’Aymar.

On pense cependant que cette motivation patrimoniale réelle doit permettre, malgré les imprécisions de l’administration dans sa doctrine, d’écarter l’abus de droit fiscal.

 

Montage purement fiscal.

Souhaitant enfoncer le clou sur cette stratégie d’apport avec soulte, l’administration a complété sa doctrine d’un nouveau cas de montage abusif avec la création en mars 2016 de la fiche n°20.

Le procédé de fraude décrit est le suivant : « Un particulier réalise un apport de droits sociaux, avec soulte, à une société relevant de l’impôt sur les sociétés. Le montant de la soulte, inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus, fait l’objet d’une inscription au crédit du compte courant de l’apporteur. Les dividendes perçus par la société bénéficiaire de l’apport permettent ensuite de rembourser le montant de la soulte dû à l’apporteur.

Le procédé consiste, sous couvert d’une opération d’échange de droits sociaux avec soulte, à appréhender des liquidités en franchise d’impôt. En effet, en l’absence d’interposition de la société bénéficiaire de l’apport, les dividendes attachés aux titres apportés auraient été soumis à l’impôt sur le revenu entre les mains de l’apporteur. »

 

L’administration circonscrit l’abus de droit, dans cet exemple, à la seule distribution d’un dividende par la fille afin de permettre le remboursement de la soulte attribuée lors de l’apport des titres. On ne s’embarrasse plus avec d’éventuels motivations économiques pouvant justifier et motiver la mise en place d’une soulte : la seule circonstance, selon l’administration, que la soulte puisse faire l’objet d’un paiement à la suite de son inscription en compte courant lors de l’apport par le biais de dividendes versée par la fille semble suffisant à l’administration pour requalifier l’opération en montage purement fiscal.

 

Confirmation des tribunaux.

Il est clair qu’une telle opération pratiquée au bénéfice d’une holding EURL ou Sasu ne pourra que subir les foudres de l’administration et qu’il semblera difficile d’éviter une confirmation par les tribunaux. On pense également qu’une opération réalisée dans une société ayant plusieurs associés mais dans laquelle l’importance de l’apport n’a qu’un effet dilutif ou relutif négligeable pour les autres associés serait jugée de la même manière.

 

On rappelle en effet l’inflexion en la matière apportée par la décision Garnier Choiseul Holding rendue par le Conseil d’Etat le 17 juillet 2013 (5). Ainsi, et sans avoir besoin d’attendre une réforme de l’abus de droit réclamée avec insistance par plusieurs parlementaires (le débat sur le but « exclusivement » fiscal qu’il convenait de modifier en un but « principalement » fiscal ou « essentiellement » fiscal), il est désormais nécessaire que l’avantage économique ou politique ne soit pas jugé « négligeable », « minime » ou « sans commune mesure avec l’avantage fiscal tiré de ces opérations » (6).

Peut-on imaginer qu’une stratégie fondée sur un apport avec soulte suivi d’une inscription en compte courant sans remboursement immédiat de la soulte avant un délai qui pourrait être, par le plus grand des hasards, d’un peu plus de trois ans, permettrait d’échapper à l’abus de droit ? Cela semble peu probable, même si cette stratégie paraît objectivement moins agressive, et donc moins provoquante, pour nos amis du fisc… En effet, l’instruction fiscale précitée ne parle pas de distribution mais de la seule « volonté de l’apporteur d’appréhender une somme d’argent en franchise immédiate d’impôt ».

Ces termes n’ont pas été choisis sans raisons et rappellent étrangement la jurisprudence du Conseil d’Etat sur les opérations d’apport-cession ayant in fine conduit le législateur à légaliser l’obligation de remploi dégagée par la jurisprudence en créant l’article 150-O B ter. Dans ces décisions, le Conseil d’Etat estimait qu’un apport de titres en sursis (ou en report) préalablement à la cession des titres de l’entreprise était constitutive d’un abus de droit lorsqu’il « s’agit d’un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession (7) » ou, dit autrement, lorsque les fonds « ont été appréhendés et gérés dans le cadre d’une approche purement patrimoniale (8) ». L’appréhension des sommes ou la disposition des liquidités résulte en pratique du seul contrôle de l’entité : nul besoin d’un paiement effectif entre les mains de l’apporteur associé pour que l’abus de droit soit consommé.

En conclusion, sur ce sujet, il conviendra donc d’apprécier le risque d’abus de droit au seul regard des motivations autres que fiscales ayant conduit à mettre en place une soulte et celles-ci ne peuvent se trouver que dans la modification sensible de la géographie du capital qu’elle permet.

RÉDUCTION DE CAPITAL NON MOTIVÉE PAR DES PERTES

Ces précisions en matière d’abus de droit lors de la mise en place d’une soulte font directement écho à la nouvelle pratique à la mode de la réduction de capital en lieu et place d’une bonne vieille distribution de dividendes. Est-il encore nécessaire de rappeler le contexte tant cette stratégie d’optimisation semble aujourd’hui pratiquée ?

 

Changement de régime fiscal.

Pour les lecteurs découvrant les méandres de la fiscalité, rappelons que la loi de Finance rectificative de 2014 a modifié le régime fiscal des réductions de capital. Préalablement  imposable dans le cadre d’un régime dit hybride, pour partie dividendes et pour partie plus-value mais, en pratique, principalement sous le régime des dividendes, les réductions de capital non motivées par des pertes sont désormais imposables intégralement en plus-value. Pas besoin d’être un génie de la fiscalité pour comprendre rapidement qu’un abattement de 50 % (après deux ans de détention), de 65 % (après huit ans) ou mieux encore de 85 % pour les créateurs d’entreprise après huit ans est plus intéressant qu’un abattement de 40 %… Dès lors, pourquoi continuer à distribuer des dividendes lorsque la voie d’une réduction de capital est permise ? Nombreux sont ceux qui ont gaiement franchi le pas en recourant prioritairement à la voie de la réduction de capital sans aucun état d’âme.

On pense au contraire, qu’à l’identique de la soulte, une telle stratégie encourt le risque d’un abus de droit dès lors que la réduction de capital n’a été préférée à une distribution de dividendes que dans un but exclusivement fiscal. Avant d’examiner les arguments des réducteurs de capital, précisons les deux cas qui nous semblent parfaitement légitimes car ils répondent à des préoccupations autres que fiscales :

– la réduction de capital modifie sensiblement, voire significativement la géographie du capital avec les mêmes précisions précédentes que pour la soulte ;

– la réduction de capital est supérieure au montant des réserves disponibles de telle sorte qu’une distribution aussi importante ne peut être opérée sans réduire le capital (par exemple, la distribution d’une somme de 500.000 euros aux associés dans une société dont le capital est de 800.000 euros) et les réserves, augmentés du bénéfice distribuable, de 200.000 euros.

Dans cette hypothèse, nulle autre solution que de réduire le capital.

 

Les arguments des « réducteurs ».

Passons rapidement sur les arguments des « réducteurs » qui prouvent surtout le manque d’habilité de leurs auteurs (9) :

« Je peux réduire le capital car la loi me l’autorise, j’en ai le droit… » Ben voyons ! Merci de cette excellente définition de l’abus de droit !

« Je ne fais pas un abus de droit car je ne réduis le capital qu’une fois tous les trois ans et pas chaque année. »

Excellent ! On ne voit pas en quoi le caractère non répétitif de l’opération serait une circonstance permettant d’écarter l’abus de droit. Certes, un petit abus est moins abusif qu’une succession d’abus, cela reste néanmoins un abus. Au demeurant, cet argument porte son propre contre-argument : si la réduction de capital n’est pas abusive, pourquoi ne pas y recourir chaque année ?

Enfin, les « réducteurs » de capital nous disent que le choix du chemin fiscalement le plus avantageux est garanti par une jurisprudence constante et ferme. C’est par exemple le cas lorsqu’il convient de choisir, parmi différentes formules juridiques, entre l’apport en capital ou l’aide directe sous forme de subventions à une filiale (10), ou entre la cession de parts d’une SCI dont l’unique actif est un terrain à bâtir plutôt que la cession dudit terrain par la SCI (11). Dès lors que le contribuable est libre de choisir la voie fiscale la moins taxée, il peut librement choisir la réduction de capital plutôt que la distribution de dividendes. Cet argument nous semble effectivement le plus pertinent et pourrait éventuellement être entendu, difficilement, par l’administration, n’en doutons pas, qui préfère systématiquement que le contribuable emprunte le chemin le plus taxé, mais plutôt par la jurisprudence.

 

Procédure longue et coûteuse.

Ce qui nous semble poser un sérieux problème, cependant, c’est que le chemin de la réduction de capital, comparé à celui de la distribution de dividendes, est un chemin escarpé, de pratique difficile et contre-productif. Pour distribuer des dividendes, une simple résolution prise en AGO suffit : le jour même de l’affectation du résultat, le compte des associés peut être crédité. La réduction de capital nécessite, quant à elle, la convocation d’une AGE, la modification des statuts, l’enregistrement du procès-verbal d’assemblée à la recette des impôts et la publication d’une annonce légale octroyant aux créanciers de la société un délai pouvant aller jusqu’à 30 jours pour s’y opposer.

A ces péripéties juridiques se rajoutent les contraintes matérielles : changement de papier à en-tête pour faire état du nouveau capital notamment.

Bref, voilà une procédure qui se révèle en pratique longue et coûteuse, au détriment de la société.

Ainsi, le seul argument qui pourrait conduire à privilégier une réduction de capital en lieu et place d’une distribution de dividendes est l’avantage fiscal qu’en tirent les bénéficiaires.

Il n’est donc pas sûr que le contribuable puisse se faire entendre et il apparaît d’évidence que cette pratique, même occasionnelle et hors les cas cités précédemment, est une pratique à très haut risque.

 

Article paru le 24 juin 2016 dans AGEFI ACTIFS N°22.

(1) Les sanctions prononcées à l’encontre des notaires, des experts-comptables ou même des commissaires aux comptes pour manquement à leur obligation de conseil sont légions ; le notaire doit informer les parties sur « l’incertitude affectant le régime fiscal applicable à

[une] opération et du risque de perte des avantages fiscaux recherchés par ces derniers » (Cass. 1e civ. 26 janvier 2012 n° 10-25.741, 10-26.560 et 11-14.663 (n° 74 F-D), le commissaire aux comptes aurait dû contrôler le bien-fondé d’une exonération d’impôt et de taxes assises sur les salaires (Cass. com. 04-16.659 28 mars 2006 n° 422 F-D, X. c/ Y.), l’expert-comptable doit s’assurer de la bonne application du régime de faveur de l’article 210 A en cas de fusion (Cass. com. 10 juillet 2007 n° 06-10.421 (n° 953 F-D), Sté Hôtel des Provinces c/ Sté Mutuelles du Mans assurances IARD), etc.

(2) « Un contribuable a le droit de choisir la structure juridique la plus favorable, qui relève de sa liberté d’optimisation fiscale » (CA Paris 14 mars 2008 n° 06-1770, 1e ch. B, DGI c/ Veluot).

(3) Le commissaire du gouvernement P. Lobry, dans ses conclusions sur l’affaire de Plénière (CE 10 juin 1981 n°19-079, RJF 9/81, p. 429) indiquait que l’art. 1649 quinquies B du CGI (devenu l’art. L.64 du LPF) « n’a pas pour objet d’interdire au contribuable de choisir pour l’exercice de son activité économique le cadre juridique qu’il juge le plus favorable du point de vue fiscal [et] ne vise nullement à réprimer l’habileté fiscale des contribuables ».

(4) &160 et 170 du BOI-RPPMPVBMI-30-10-60.

(5) CE, 9e et 10e ss-sect., 17 juillet 2013, n°360706 et n°356523, min. c/SARL Garnier Choiseul Holding, concl. F. Aladjidi, note F. Deboissy et G. Wicker.

(6) Voir en ce sens « La réforme de l’abus de droit : pour quoi faire ? », O. Fouquet, FR Lefebvre 39/2013, inf. 12 et note sous CE F. Deboissy et G. Wicker, Revue de Droit Fiscal n°41, 10 octobre 2013, n°477.

(7) Conseil d’Etat du 8 octobre 2010 ; Aff. Bazire n° 301934 in RJF 12/10 sous n° 1204, et Aff. Bauchart 313139 in RJF 12/10 sous n° 1205.

(8) Décision CE du 27 juillet 2012 (CE, n°327295).

(9) Voir renvoi n°3.

(10) CE 20 mars 1989 n°56087, Malet Matérieux : RJF 5/89 n°548 avec conclusions Ph. Martin p. 271.

(11) CE 2 mars 1987 n°51846 ; RJF 5/87 n°525.